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Le journalisme se trouve aujourd’hui à un tournant de son histoire. Depuis une quinzaine d’année, il doit faire face aux développements rapides du web et du numériques, des développements qui remettent en question sa raison d’être, son modèle financier et son autonomie. Et si sur le net, la situation est instable, il en est de même, de façon encore plus critique, pour la presse écrite traditionnelle. Si elle veut survivre, cette dernière devra abandonner sa quotidienneté, et réinvestir les longs formats.

Martin Bernard

14 janvier 2014 – 10 ans. C’est ce que le magnat britannique Rupert Murdoch a donné à la presse avant de mourir. Cette affirmation, un brin provocante, n’est pas entièrement fondée, mais comporte  cependant une certaine pertinence. Appliquée à la presse écrite quotidienne uniquement, elle semble même correspondre tout à fait aux tendances actuelles[1]. Cette presse, en perte de vitesse, subit de plein fouet une concurrence du web qu’elle ne peut supporter – pour des raisons techniques d’impression et de bouclage, mais aussi de réactivité ultra-rapide du numérique à l’information « chaude », au scoop et à tous ce qui peut alimenter le « Buzz ».

D’année en année, les éditions de la presse quotidienne partent en cure d’amincissement forcées, et s’étiolent de leur contenu, qui se trouve transféré en ligne sur les sites web des médias en question (Libération et le Figaro par exemple en France). A la place d’une information de qualité qui coûte cher, surtout produite quotidiennement, s’insèrent des pubs, des annonces marketing camouflées en article, des condensés de dépêches d’agence. Au détriment de réflexions de fond, d’enquêtes, de grands reportages et d’analyses.

Et ce qui est le plus alarmant, c’est que la perte de contenu condamne à termes encore plus durement les ventes de ces quotidiens, puisque les lecteurs, pas idiots, refusent de payer 2 euros (environ) une information épurée et « marketingisée » disponible par ailleurs sur le net ou dans les journaux gratuits comme 20minutes ou Direct Matin (en France).

Sortir de l’environnement concurrentiel créé par le numérique semble donc être un impératif vital pour la presse papier. Cela ne veut pas dire pour autant que cette dernière, en tant qu’entité journalistique, soit vouée à disparaître entièrement. Si ses dérivés quotidiens le sont, ce n’est pas forcément le cas de ses formats plus longs, comme les bi-hebdomadaires, les mensuels, les trimestriels ou les semestriels. Ces formats là ont toute leur place en version papier, et correspondent parfaitement à une information détachée des impératifs commerciaux de l’actualité chaude et réactive (particulièrement adaptée au web) des scoops et du buzz. Ils correspondent peut-être même mieux à une telle information que le support numérique.

Comme l’écrivent justement Laurent Beccaria et Patrick de Saint-Exupéry, les fondateurs de la Revue XXI, la presse papier devrait « prendre le temps de l’enquête – aller voir, laisser infuser et revenir – et apprendre à travailler à contre-temps de l’émotion immédiate : tout doit être fait pour apporter aux lecteurs une information différente, intense, concentrée sur ce qui dure, que l’article fasse dix ligne ou dix pages. »

Les mooks (Longcours, XXI, 6mois, Muze, entre autres), ces journaux-revues de plus de 100 pages vendus souvent uniquement en librairie, nés à la suite de la création de la Revue XXI il y a 6 ans, sont des exemples récents montrant que cette transition possède un vrai public. Les mensuels comme le Monde Diplomatique arrivent aussi à vivre de leurs abonnements et de leurs ventes en kiosque, et les hebdomadaires comme le Nouvel Observateur, Le Point et l’Express ne s’en sortent pas trop mal non plus. Même si, pour ces derniers, tout n’est pas rose, la situation n’est de loin pas aussi catastrophique que celle des quotidiens. L’édition du week-end de Libération par exemple, au contenu plus étoffé, se vend mieux que les éditions quotidiennes, malgré un prix légèrement plus élevé. Cela atteste d’une réelle attention des lecteurs au rapport qualité-prix, et du fait que ces derniers sont prêts à payer un peu plus si le contenu est au rendez-vous.

La presse se doit donc de rapidement sauter le pas et tourner le dos à la concurrence déloyale du numérique en réinvestissant des espaces d’expressions inexplorés par l’information transitant sur le net. Elle peut réaliser cela en abandonnant définitivement la quotidienneté et en créant et développant les formats longs, lieux propices à la créativité, à la réflexion et à l’enquête. Il en va de l’avenir du papier en tant que support journalistique. Il en va peut-être aussi de l’avenir d’un journalisme détaché des flux incessants de l’information, détaché du temps court, et se réappropriant la compréhension des sujets traités.

Cette adaptation nécessaire de la presse papier dans des formats plus longs, relayant des contenus à haute plus-value informationnelle, lui permettra aussi de gagner son indépendance financière et de se détacher d’un modèle économique qui ne lui convient pas. Elle lui permettra de se rapprocher de ses lecteurs, et de ne compter que sur eux pour se financer.

Les finances. C’est le nerf de la guerre. La tendance actuelle des éditeurs de presse est de couper dans les budgets. Moins de grands reportages et d’enquêtes, c’est trop cher. Moins de temps et de personnels, il faut faire des économies. Paradoxe, ces mêmes éditeurs reconnaissent souvent que c’est dans l’approfondissement et la contextualisation de l’actualité que réside l’avenir de la profession. Seulement, sans budget et avec moins de temps à disposition pour les enquêtes, difficile d’y parvenir. Résoudre cette contradiction en cherchant de nouvelles sources de financement permettant de rester indépendant est impératif pour la presse écrite.

Le web ne disparaîtra pas, et ne s’adaptera pas à une presse quotidienne moribonde. Il gardera sa place et fera office de relai pour l’actualité chaude, celle qui est traitée sur le vif et sans recul. Cette information là a sa raison d’être sur le web, et le web en sera sont support privilégié. Il est possible que des dérivés papiers de ces informations « minutes » soient conservés, sous forme de journaux gratuits fonctionnant sur le modèle de 20minutes, et ne faisant que reprendre de manière synthétisée des dépêches d’annonces, ce qui ne coûte rien à produire. Il est même possible que de grands quotidiens qui ne souhaitent pas s’adapter au format long et qui ont décidé de se tourner entièrement vers le web, conservent une version papier, avec un contenu informationnel équivalant à celui d’un quotidien gratuit actuel.

On entend dire souvent que la presse à raté le virage du numérique, et que c’est la raison de son marasme actuel. Il est vrai que pour ce qui est de la mise en ligne de contenus, la presse a pris du temps à réagir à l’explosion des réseaux sociaux et autres interfaces web permettant à l’information de circuler rapidement aux quatre coins du globe. Mais ce n’est pas en adaptant sa temporalité à celle du web, ou en cherchant à concurrencer cette dernière, que la presse papier trouvera une porte de sortie à la crise dans laquelle elle se trouve embourbée. Sa seule chance de perdurer est de changer de format et de réinvestir une autre temporalité, plus longue, plus objective, et détachée de l’importance devenue dogmatique de devoir être les premiers à annoncer une information inédite. A ce jeu là, la presse papier sera toujours perdante, et Twitter toujours gagnant. Si la presse quotidienne décide d’abandonner sa quotidienneté et de se tourner vers des formats plus longs, en proposant ainsi un contenu différent et complémentaire de celui du web, alors elle aura réussi son « virage numérique ».

 

Notes:

[1] En France, en 2013, Libération a vu ses ventes papiers chuter de 15%, Le Monde de  4,5% et le Figaro de 1,8% (le reste des chiffres ici). Dans cette baisse générale, exception qui vient confirmer la règle, seule La Croix parvient à garder la tête hors de leau, avec +1% de vente. En Suisse, même scénario : fin 2012, le quotidien francophone Le Temps a licencié 18 collaborateurs, et le Courrier de Genève peine àjoindre les deux bouts.

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